La consultance tue la recherche

LETTRE DU JOUR
Jeudi 5 Mars 2020

Par Seydou Ka


Dans la couverture de l’actualité, j’ai souvent été étonné de toujours rencontrer des universitaires, souvent les mêmes, dans les conférences, séminaires et autres ateliers organisés par des bailleurs ou des Ong. Ils sont invités comme consultants. Ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’à chaque fois, j’ai eu l’impression qu’ils répètent les mêmes idées, les mêmes formules et, au final, proposent les mêmes conclusions. Un ami, qui a l’habitude de couvrir le même genre de rencontre, me disait, avec humeur, «je suis capable de réciter par cœur certaines présentations». Loin de moi l’idée de jeter en pâture de vénérables universitaires qui ont consacré toute leur vie à la recherche, généralement par passion. J’en connais quelques-uns qui ont acquis une tardive, mais solide réputation grâce à la rigueur et au sérieux de leurs publications. Ceux-là méritent respect et admiration. Il y a une deuxième catégorie de chercheurs, surtout de la génération actuelle, trop pressés, que j’appellerais des entrepreneurs-chercheurs. Ils veulent avoir la notoriété tout de suite et surtout… beaucoup d’argent. Pour autant, faut-il les condamner ? Après tout, ils veulent simplement gagner leur vie…

Plutôt que de porter un jugement moralisateur, mon propos vise à analyser l’état de la recherche dans nos pays. Ce n’est un secret pour personne, le financement de la recherche est très faible au Sénégal. Certes, l’État a recruté beaucoup de jeunes chercheurs ces dernières années et considérablement valorisé le traitement des enseignants-chercheurs débutants. Cependant, certains dénoncent le mode de recrutement et de promotion des enseignants, à cause de quelques «mandarins» qui continuent de faire la loi dans certaines disciplines en sciences sociales. Selon les mêmes voix critiques, le système du Cames (Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur) est aussi «archaïque et très conservateur». Par exemple, on exige des diplômes qui n’existent même plus en France. Autant de facteurs qui font du tort à la promotion des jeunes chercheurs et aux modalités de l’écriture scientifique. Conséquence ? Les universitaires consacrent beaucoup de temps pour arrondir leurs fins du mois et ils font beaucoup de consultances. Les organisations internationales, les Ong et les services publics font des centaines d’études et de rapports d’expertises de faisabilité qui font qu’on tourne le dos à la recherche fondamentale. Des études bâclées auxquelles on veut donner une valeur scientifique. «La consultance tue la recherche», nous disait, dans un entretien, en 2013, l’anthropologue français Jean Copans, qui connaît bien le Sénégal. Parce que, disait-il, ni les bailleurs de fonds, ni ceux qui font les études n’essaient de transformer ces rapports en travaux plus approfondis.

Un bailleur de fonds ne va pas demander à un chercheur-consultant une dissertation théorique sur l’évolution de la famille en Afrique. Il va lui demander de vérifier s’il est vrai que la dynamique de la famille en Afrique va dans la direction de la famille monogamique ou de la famille monoparentale, par exemple. En effet, dans la recherche en consultance, on privilégie des finalités à but pratique. Un court-termisme qui ne s’accommode pas avec de grandes explications méthodologiques et théoriques. Tout le contraire d’un article scientifique. Sans compter le fait que les recherches de consultance sont souvent préparées par «des gens qui ne connaissent pas grand-chose aux sciences sociales».

Mais la conséquence la plus néfaste, c’est que la consultance détourne la grande majorité des chercheurs de la recherche fondamentale. Aujourd’hui, seule une toute petite minorité de chercheurs s’occupe de la production scientifique académique dans les livres ou dans les revues. La plupart des autres chercheurs courent d’une consultance à l’autre. «Ils n’ont même pas le temps de faire le point sur ce qu’ils ont étudié dans la première consultance qu’ils sont déjà engagés dans la consultance suivante». Pour remédier à cette situation, certains proposent de concilier les priorités académiques et la recherche du profit. Que les bailleurs de fonds, le Cames, les universités, les collègues, les organisations professionnels, se mettent d’accord pour que ce qui se fait dans les consultances puisse être repris, à tête reposée, et intégré à la tradition des sciences sociales. D’autant qu’un grand nombre de ces travaux de consultance sont des produits privés et qu’ils appartiennent, par conséquent, à celui qui les a payés. Ce qui interdit même la diffusion des rapports.