À Dakar, on préfère parler d’une anodine « invitation ». Mais pour le député mauritanien Biram Dah Abeid, par ailleurs président de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA-Mauritanie, qui lutte contre la persistance de l’esclavage), il s’agit plutôt d’une « convocation ». Il est vrai que lorsque le ministre de l’Intérieur du pays où vous résidez principalement depuis huit années vous fait savoir, par l’entremise d’un haut responsable de la Direction de la surveillance du territoire (DST), qu’il souhaite vous recevoir au plus vite, il apparaît délicat de se soustraire à cette demande.
Le 9 juillet, alors qu’il s’apprête à quitter Dakar pour Nouakchott le soir même, c’est en effet un commissaire de la DST qui informe Biram Dah Abeid que le général Jean-Baptiste Tine, ministre sénégalais de l’Intérieur et de la Sécurité publique, tient à le recevoir deux jours plus tard, sans autre précision. La demande est courtoise mais pressante, semblant ne pas devoir souffrir le moindre report, malgré le voyage programmé par le président de l’IRA-Mauritanie.
« Cet émissaire a ajouté que Samba Thiam, le leader des Forces progressistes du changement (FPC), un de mes partenaires au sein de la coalition de l’opposition mauritanienne antisystème, avait été, lui aussi, sollicité pour prendre part à cette rencontre. Comme il a décliné l’offre, on m’a prié de le rassurer afin qu’il consente à honorer cette invitation », précise Biram Dah Abeid.
Un aréopage policier assiste à l’entretien
Samba Thiam réitérant un refus catégorique, c’est donc seul que l’opposant mauritanien se présente au rendez-vous, le 11 juillet, à 10 heures, au ministère sénégalais de l’Intérieur. Le directeur général de la police nationale (DGPN) et celui de la DST assisteront à l’entretien aux côtés du ministre. Une rencontre informelle qui étonne d’autant plus qu’en Mauritanie, un dialogue national est prévu une quinzaine de jours plus tard. Tout en déclarant ne pas être opposé à cette initiative, Biram Dah Abeid a déjà annoncé qu’il n’y participerait pas.
Le général Tine m’a fait comprendre que les autorités mauritaniennes avaient demandé à ce que je mette en sourdine mes critiques envers elles.
Selon ce dernier, le ministre Jean-Baptiste Tine lui fait bon accueil. Mais il se fait aussi le porteur d’un message comminatoire des autorités mauritaniennes. « Il m’a fait comprendre que les autorités mauritaniennes avaient demandé que je mette en sourdine mes critiques envers elles », précise-t-il.
Une allusion aurait par ailleurs été formulée par le ministre à un discours virulent que Nouakchott reproche à l’opposant d’avoir tenu récemment sur le sol sénégalais. « Ne voyant pas à quoi il faisait référence, je lui ai demandé des précisions sur la date et le lieu où j’aurais prononcé un tel discours. Mais il m’a indiqué que lui-même n’en savait pas davantage », ajoute-t-il.
« Après cette convocation, les médias et les réseaux sociaux mauritaniens proches du pouvoir ont exprimé leur satisfaction, voulant considérer que j’avais été rappelé à l’ordre par le gouvernement sénégalais », indique Biram Dah Abeid, qui dit avoir « exprimé [sa] disponibilité et celle de toute [sa] famille à quitter le Sénégal si le pouvoir exécutif ou une instance judiciaire de ce pays [lui] en faisait l’injonction ».
Selon lui, parmi les événements récents susceptibles d’avoir suscité ce rappel à l’ordre de Nouakchott par des biais diplomatiques détournés, l’un pourrait découler de l’obtention du baccalauréat, au Sénégal, par le jeune Yarg, un ancien captif qu’il a libéré de l’esclavage puis adopté, en 2011, ainsi que son jeune frère. Cet épisode, largement commenté par les médias mauritaniens au cours des jours précédant l’entretien, à Dakar, aurait-il contrarié Nouakchott ?
Le ministre sénégalais de l’Intérieur préfère éluder
La tenue de la rencontre a été confirmée à Jeune Afrique par un collaborateur du ministre sénégalais de l’Intérieur et de la Sécurité publique chargé de la communication. Si le général Jean-Baptiste Tine a éludé la majorité des demandes de précision que nous lui avons adressées, il a tenu à préciser que « Biram Dah Abeid a été invité à venir [le] rencontrer. Il n’a pas été convoqué. Il n’était donc pas tenu de venir répondre et aurait pu maintenir son vol du 9 juillet [pour Nouakchott] ».
Quant au fond, il s’est abstenu de confirmer – sans toutefois les démentir – la teneur très politique de cet entretien, ainsi que les pressions diplomatiques exercées par le gouvernement mauritanien qui en auraient été à l’origine. « Notre audience du 11 juillet a porté sur la tradition d’hospitalité, de liberté et de démocratie du Sénégal. Notre pays et la Mauritanie ont d’excellentes relations que nous devons préserver », nous a-t-il seulement précisé.
Associés dans le cadre du site gazier offshore de Grand Tortue Ahmeyim (GTA), le Sénégal et la Mauritanie voient malgré tout leurs relations régulièrement perturbées par la stigmatisation de certains ressortissants subsahariens considérés comme illégaux (dont de nombreux Sénégalais) par les autorités mauritaniennes. Le 15 juillet, la Fédération des associations et groupements des Sénégalais en Mauritanie a ainsi annoncé un arrêt de travail de quarante-huit heures, sur toute l’étendue du territoire mauritanien, pour protester contre les arrestations et mauvais traitements visant de nombreux ressortissants sénégalais.
JEUNE AFRIQUE