Souleymane Bachir Diagne : «Il faut une CEDEAO des citoyens»

CULTURE
Lundi 28 Octobre 2019

Naît-on ouest-africain ? Des langues à la monnaie, quelque chose de singulier unit-il les ressortissants de la Cedeao ? Pour le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, malgré ses « visages pluriels », cette communauté régionale « de la kora et de la kola » partage une cohérence culturelle et entretient la flamme panafricaniste héritée de ses origines.
Souleymane Bachir Diagne se définit volontiers comme un « philosophe de la traduction », tant il a placé son œuvre à la croisée des chemins culturels et intellectuels. De Henri Bergson à Léopold Sédar Senghor, de la philosophie des mathématiques à celle de l’islam, le penseur sénégalais, né en 1955 à Saint-Louis dans une famille fière de sa lignée d’imams, a côtoyé très tôt la pensée de Louis Althusser et de Jacques Derrida, ses professeurs à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris.
Aujourd’hui à la tête de l’Institut des études africaines de l’Université Columbia, à New York, Souleymane Bachir Diagne est l’un des intellectuels originaires d’Afrique de l’Ouest les plus influents du monde. L’un de ceux qui portent le flambeau d’une certaine idée du panafricanisme sans faire l’économie de la complexité.
Loin de l’image de l’intellectuel coincé dans sa tour d’ivoire, ce chantre de la « décolonisation de l’imaginaire » estime atteignable l’horizon pointé par les pères fondateurs de l’idéal panafricain. Et, pour lui, la Cedeao, toute « froidement institutionnelle » qu’elle puisse paraître, est l’un des moyens d’y parvenir.


Jeune Afrique : Vous plaidez pour une «décolonisation des imaginaires». Dans quelle mesure la Cedeao  peut-elle jouer un rôle dans ce mouvement ?

Souleymane Bachir Diagne : L’un des aspects de la décolonisation, c’est un renforcement de son propre pouvoir de négociation. Décoloniser, c’est retrouver de l’initiative, or celle-ci dépend du poids que l’on a sur la scène internationale. Il est évident qu’une Cedeao solide, assise sur des bases économiques réelles, qui développe un commerce intérieur – et pas simplement un commerce vertical en direction d’un centre situé à l’extérieur –, est une Cedeao qui va peser significativement sur le cours des choses.

Ensuite, la constitution d’une Cedeao forte revient aussi, d’une certaine manière, à reconstituer des dynamiques socioculturelles réelles. L’espace de la Cedeao a notamment été l’espace des grands empires ­ouest-africains. Il y a ­évidemment un pluralisme culturel, qu’il ne faut absolument pas nier, mais il y a aussi une cohérence culturelle qui nous vient de l’histoire. Ce sont là deux points sur lesquels je vois un aspect décolonisateur dans le renforcement de l’Ouest africain.

«Ouest africain» au lieu d’«Afrique de l’Ouest» : pourquoi ce choix de termes ? 

L’Ouest africain me semble traduire davantage cette idée qu’il y a eu une cohérence interne, une forme d’unité ­socioculturelle créée par l’histoire, plutôt qu’une simple désignation purement géographique qu’implique le terme «Afrique de l’Ouest».

Comment définiriez-vous l’identité ouest-africaine ? Peut-on même parler d’une « identité » ?

Je n’aime pas le terme d’identité au singulier quand il s’agit d’un individu. Alors, a fortiori, je préfère l’éviter quand il s’agit d’une société ou, plutôt, de sociétés, au pluriel. Cela reviendrait à parler d’une «essence» ouest-africaine. Or l’Ouest africain offre des visages pluriels. On peut cependant y trouver des traits qui font que, culturellement, un Africain de l’Ouest a le sentiment d’une parenté avec ses concitoyens ouest-africains.

L’islam qui s’est développé dans la partie nord du Nigeria, par exemple, est ainsi très fortement corrélé à ce qu’il se fait dans le nord du Sénégal. Tout simplement parce que ce sont les mêmes populations, les Pulaars, qui ont été les vecteurs de cette islamisation. Mon ami et collègue l’historien ­sénégalo-nigérien Boubacar Barry parle, lui, d’une «civilisation de la kola et de la kora». La kora est, il est vrai, un instrument de musique profondément ouest-africain, tout comme l’est le rôle rituel et de sociabilité de la kola.

Les communautés transnationales sont-elles une force ou une faiblesse dans le processus d’intégration ?

Pour les États-nations tels qu’ils sont aujourd’hui, ces communautés trans­nationales sont un peu comme les langues d’Ésope ! Elles peuvent être la base de toutes sortes de trafics, que les États ne contrôlent pas, mais elles sont également au cœur de dynamiques économiques réelles. Et justement, l’intégration, c’est une manière de libérer ces énergies-là, de prendre acte de la présence de communautés de part et d’autre de ces frontières, qui, il faut le rappeler, sont totalement artificielles.
En cela, encore une fois, vous avez un élément de décolonisation. D’une certaine façon, l’intégration, c’est aussi défaire des États-nations qui ont été constitués selon des logiques qui n’étaient pas internes et endogènes, mais obéissaient à celles d’un centre situé «ailleurs».

L’intégration, aujourd’hui, est avant tout économique et, de la Cedeao à la récente Zlec,  elle est d’obédience libre-échangiste. Mais le modèle libéral, que vous connaissez d’autant mieux que vous vivez et enseignez aux États-Unis, est-il adapté à l’Afrique de l’Ouest ?

Si par « libéral » on entend qu’il y a une sorte de libre cours laissé aux dynamiques économiques et culturelles internes, alors, allons-y à fond. Créons cet espace et laissons les populations le remplir et développer les échanges, de manière totalement libre. Maintenant, s’il s’agit de livrer ces espaces à des multinationales, non. Car elles trouveraient alors simplement un accès à un marché élargi, qu’elles viendraient envahir. En un mot, il s’agit de constituer un espace de citoyens, pas un espace de consommateurs.

Est-ce que cela veut donc dire qu’il faut remettre des frontières pour permettre le développement interne ?

Non, parce que mettre des frontières, cela veut dire couper ces espaces de leur nord [du Maghreb] et de leur est [de l’Afrique centrale]. Il ne faut pas oublier que la constitution de la Cedeao s’inscrit dans l’horizon du panafricanisme.
C’est l’Union africaine [UA] qui a estimé que l’Afrique était composée de cinq régions qui présentaient des cohérences socio-économiques et culturelles et qu’il fallait que celles-ci se développent dans des espaces intégrés, mais dans la perspective du panafricanisme. Ce que certains pères fondateurs ont appelé «les États-Unis d’Afrique» est un horizon romantique et utopique, certes, mais il en faut !

La Cedeao a trois langues officielles – le français, l’anglais et le portugais. Est-ce un problème ?

Évidemment, c’est problématique. En la matière, il faut faire comme l’Afrique australe [la Communauté de développement de l’Afrique australe, SADC], qui, estimant que le swahili était une langue transversale, en a fait l’une de ses langues officielles. C’est aussi ce qu’a fait l’Union africaine. Au sein de la Cedeao, cela aurait un sens que le pulaar soit ajouté aux trois langues que vous venez d’évoquer, tout comme le mandingue, parce que ces langues sont parlées dans tout l’Ouest africain.

Estimez-vous que l’intégration s’est concrétisée et est aujourd’hui bien réelle au sein de la Cedeao ? 

Je crois que cela fonctionne et que cet espace existe. Personnellement, je me déplace d’université en université avec mon passeport de la Cedeao. Je peux répondre très facilement à une invitation que me ferait une université dans le nord du Nigeria, parce que mon passeport me le permet.
Un autre signe de la réussite de cette intégration, c’est le fait que cet espace soit devenu attractif pour un pays comme le Maroc. Ce qui a d’ailleurs un sens au-delà d’un simple geste d’opportunité économique. C’est aussi la reconstitution de dynamiques socioculturelles historiques qui fait que le Maroc peut être considéré comme une partie de cet ensemble culturel.

Un autre exemple encore : le rôle joué par la Cedeao lorsque Yahya Jammeh  a essayé de prendre en otage la démocratie gambienne. Elle s’est mobilisée. Et le fait qu’elle l’ait fait sur un principe démocratique, celui du respect de la volonté populaire, est très important.

Le dossier sécuritaire est devenu l’un des sujets prioritaires de la Cedeao, comme on l’a vu lors du sommet extraordinaire qu’elle a organisé sur le sujet à Ouagadougou le 14 septembre. L’un de ses aspects, ce sont les actes terroristes commis par des gens qui se réclament de l’islam. Considérez-vous que l’islam ouest-africain, confrérique, malékite, est un «bouclier» face à la propagation de discours radicaux ?

Plus que jamais ! L’islam soufi, l’islam confrérique, est une lecture de l’islam qui est ouverte au pluralisme et, par conséquent, à la tolérance. Or la seule véritable réponse à l’exclusivisme et à la violence c’est justement le pluralisme, la tolérance et l’esprit de paix.

Les faits ne donnent-ils pas tort à cette théorie, puisque le terrorisme islamiste radical gagne du terrain, notamment auprès des jeunes ?

Certes, mais on ne peut pas dire qu’il s’agit de tous les jeunes. Si c’était le cas, d’ailleurs, les choses seraient terminées depuis bien longtemps. Par définition, l’action terroriste est le fait d’une minorité. Donc, au contraire, cela montre la résilience profonde d’un islam qui se comprend comme pluraliste et tolérant tel qu’il s’est diffusé, justement, en Afrique de l’Ouest.

L’autre grand sujet qui agite la Cedeao, c’est la monnaie. Le débat sur le franc CFA et, aujourd’hui, celui sur l’Eco, la future monnaie commune. Ces débats d’économistes intéressent-ils le philosophe que vous êtes ?

C’est un débat qui concerne également tout l’aspect symbolique des décolonisations dont nous venons de parler. Qu’une monnaie, soixante ans après les indépendances, s’appelle toujours « le franc », c’est un problème. Mais je dois dire aussi que je n’ai pas aimé la manière dont le débat s’est engagé. Parce que si vous mettez tout sur le compte du symbolisme, vous oubliez les logiques financières. L’aspect passionnel, le « sortons-en de suite », etc., cela ne me semble pas être l’atmosphère dans laquelle une question aussi importante que celle de battre monnaie devrait être tranchée.

Selon vous, la volonté des chefs d’État de mettre en place l’Eco dès 2020 a-t-elle été prise sous pression, dans un débat par trop passionnel ?

Je pense qu’une fois que le principe était posé, il y avait une certaine manière de se hâter lentement. La pression des sociétés civiles et la pression des jeunes, qui ont une impatience décolonisatrice bien compréhensible, ont probablement fait que le rythme s’est accéléré.
Maintenant, est-ce que l’horizon 2020 sera tenu ? Je n’en sais rien. Et d’ailleurs, personne n’en sait rien, parce que, une fois que vous mettez en place les mécanismes de convergence, ils ont leurs logiques propres. Mais l’important est que les principes soient posés, que les populations aient le sentiment que l’on va dans la direction souhaitée.

Justement, parlons d’horizon. Comment voyez-vous la Cedeao en 2030 ? Ou même en 2050 ?

J’espère que ceux de ma génération, qui sont nés avec les indépendances, verront une intégration effective de la Cedeao. Dans les vingt-cinq prochaines années, je vois une Cedeao réelle, à l’intérieur d’un espace panafricain en meilleure forme qu’aujourd’hui. J’espère que c’est ce qui se produira. Et je pense que c’est effectivement ce qu’il va advenir, parce que l’on s’est engagé sur ce chemin.

Jeune Afrique