Yassine Fall: au Sénégal, le succès mitigé de la « diplomatie de rupture »

POLITIQUE
Vendredi 25 Juillet 2025

Après les échecs de candidats sénégalais à des postes internationaux, la stratégie de la ministre des Affaires étrangères commence à être critiquée. Mais le pouvoir assume son nouveau cap panafricaniste.


La scène remonte aux premières heures du gouvernement d’Ousmane Sonko. Au ministère (rebaptisé) de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères, les diplomates sénégalais sont réunis par leur hiérarchie. Face à eux, de jeunes militants du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) venus expliquer à de hauts fonctionnaires parfois en poste depuis plusieurs décennies, ce qu’est le panafricanisme et comment l’incarner dans la politique extérieure du pays.

L’initiative est sans doute menée de bonne foi. Dans la salle de réunion, les diplomates adoptent un ton courtois… mais le malaise est réel. Certains s’épanchent dans la presse, alimentant l’embarras. « Comment peut-on faire venir des politiciens pour parler de panafricanisme à des diplomates chevronnés ? fait remarquer un ambassadeur qui a requis l’anonymat. Cette rencontre sera l’un des premiers faux pas de la ministre des Affaires étrangères à la tête du département. »

Série de défaites et de déconvenues



Dès son arrivée au pouvoir, le binôme constitué du président, Bassirou Diomaye Faye, et de son Premier ministre, Ousmane Sonko, donne au ministère des Affaires étrangères une teinte résolument panafricaniste. Historiquement, le Sénégal a toujours maintenu une diplomatie pro-africaine tout en conservant des relations privilégiées avec les nations occidentales, notamment les États-Unis et la France.

Les deux hommes souhaitent redéfinir la relation que Dakar a longtemps entretenue avec Paris et resserrer les liens avec le continent, en particulier avec les partenaires ouest-africains. Au sein du ministère, des directions du panafricanisme et de la coopération bilatérale sont créées. L’organigramme est bouleversé, les priorités redéfinies. Au risque, comme le glissent certains observateurs, de dégrader l’image du Sénégal ?

Le pays a toujours été bien représenté dans les instances internationales. Pourtant, depuis mars 2024, Dakar a subi plusieurs déconvenues majeures. Les candidats sénégalais Ibrahima Socé Fall (au poste de directeur de l’Organisation mondiale de la santé pour l’Afrique), Amadou Hott (à la présidence de la Banque africaine de développement) et Augustin Senghor (à la fonction de membre exécutif de la Confédération africaine de football) ont tous échoué à remporter le poste qu’ils convoitaient.

« Le Sénégal est un petit pays en termes de nombre d’habitants ou de PIB. Mais sur le plan international, il a toujours été respecté. Depuis l’arrivée du nouveau pouvoir, nous constatons que nous perdons les compétitions, parfois par manque de soutien », tacle l’opposant et ancien ministre Modou Diagne Fada. Dans le monde de la diplomatie et au sein même de l’entourage de certains de ces candidats, les experts s’interrogent sur les méthodes de la nouvelle ministre, Yassine Fall. Certains évoquent des « entraves » des autorités sénégalaises, des « négligences » dans le soutien apporté aux candidats, voire un « déficit de professionnalisme et d’efforts ».

« Revenir à l’orthodoxie »


« Les candidatures les plus importantes se sont accompagnées de la création d’un comité interministériel, avec une équipe composée de cadres coordonnée par la ministre des Affaires étrangères qui pouvait activer les réseaux d’influence du Sénégal. Mais dans le cas de celle d’Amadou Hott, Yassine Fall a voulu tout faire seule », lâche le diplomate cité plus haut.

Ce dernier estime que l’une des premières décisions de la ministre a contribué à affaiblir l’influence du Sénégal à l’extérieur : la suppression de la Direction des partenariats et de la promotion économique et culturelle (DPPEC), bras armé du ministère en matière de diplomatie économique, créé en 2014 sous l’ancien ministre des Affaires étrangères Mankeur Ndiaye. « Les candidatures, c’est comme une compétition de football. On ne peut pas gagner tout le temps », balaie l’ancienne cheffe du gouvernement Aminata Touré, conseillère spéciale du chef de l’État.

« L’affaire Amadou Hott a commencé trop tard. Ce type de candidature se prépare des années en avance, ajoute le député Pastef Amadou Ba. On aurait pu refuser de le soutenir parce que c’est un ancien ministre de Macky Sall, on ne l’a pas fait. Mais il n’a jamais été favori et c’était impossible de renverser la tendance. »

« Amadou Hott était le meilleur candidat du Sénégal, et il a échoué à obtenir les soutiens des pays de la Cedeao et de l’Uemoa, en particulier la Côte d’Ivoire qui abrite le siège de la BAD et qui a parrainé le candidat mauritanien », rétorque le cadre du ministère. Sans compter que, pressenti pour prendre la présidence tournante de la Cedeao, Bassirou Diomaye Faye a dû céder la place au Sierra Léonais Julius Maada Bio. Un non-sujet selon Dakar, qui rappelle qu’il reste plusieurs années au chef de l’État pour occuper ce poste ; une preuve de plus, pour les détracteurs du régime, que la diplomatie sénégalaise est désormais « à la traîne. »

Un ancien fonctionnaire du ministère relève plusieurs « erreurs stratégiques » de Yassine Fall, qui a choisi de mettre des diplomates de carrière à la tête des consulats – un choix inédit. « Un consul qui ne connaît pas la réalité de sa ville, sans connexion avec les mouvements associatifs, les étudiants, il va rester dans son cocon de diplomate, à écrire des courriers », explique ce dernier. Un reproche que semble avoir entendu la cheffe de la diplomatie en procédant à la nomination de consuls généraux adjoints issus de la diaspora, à l’instar du vice-consul de Paris et proche d’Ousmane Sonko, Tamsir Bathily.

« Sous Macky Sall, les postes d’ambassadeurs ou de consuls étaient des postes politiques, occupés par des militants. En nommant des diplomates, nous essayons de revenir à l’orthodoxie, défend le député Amadou Ba. Les vice-consuls sont eux issus de la société civile ou du parti. C’est un bon compromis. »




Accusations de népotisme

D’autres éléments alimentent les critiques. D’après plusieurs cadres du ministère, un premier couac a eu lieu lors du rappel des ambassadeurs, dont certains sont restés de longs mois sans être remplacés. On reproche aussi à Yassine Fall des nominations jugées peu adéquates, comme l’éloignement de Dakar de Sylvain Sambou, directeur Afrique et Union africaine, affecté en janvier à la tête de l’ambassade du Sénégal en Russie, loin de sa zone de compétence. Ou celui d’Ousmane Diop, directeur Asie et Moyen-Orient, nommé ambassadeur au Congo-Brazzaville.

« Le Sénégal ne rayonne plus sur le plan diplomatique, et c’est lié à la personne qui incarne la diplomatie sénégalaise, la ministre Yassine Fall », juge l’une de nos sources. Plusieurs diplomates et hauts fonctionnaires interrogés par Jeune Afrique estiment que la ministre pourrait ne pas être à la hauteur de la tâche. Cette économiste passée par les Nations unies, vice-présidente de Pastef depuis 2022, aurait été choisie en partie pour ses réseaux à l’international – en réalité restreints, regrettent aujourd’hui plusieurs observateurs.

Au lendemain de sa nomination, elle avait été fragilisée par des accusations de népotisme, après que sa fille Sophie Nzinga Sy a été nommée par décret présidentiel à la tête de l’Agence pour la promotion et le développement de l’artisanat (APDA). Ses détracteurs lui reprochent désormais de ne pas savoir déléguer ou de ne se reposer que sur ses propres conseillers.

« Ce n’est pas possible qu’une personne, en l’occurrence Yassine Fall, soit responsable de [ces échecs des candidatures sénégalaises], qui se jouent au niveau international, entre pays. Et la diplomatie est aussi portée par le président de la République, le Premier ministre et le président de l’Assemblée », défend Aminata Touré. Mais la cheffe de la diplomatie n’est pas la seule dans le viseur de l’opposition. Apprécié par ses pairs, qui peuvent être agacés par le caractère plus tempétueux de son binôme Ousmane Sonko, le chef de l’État apprend, sur le tas, la réalité de la diplomatie.

« Bassirou Diomaye Faye n’a pas la trempe de Macky Sall, observe un ancien ministre, membre de l’Alliance pour la République (APR). La diplomatie, c’est d’abord une histoire de réseaux, d’entregent. Quoi qu’on en dise, c’est une affaire très personnelle. » Le prédécesseur de Diomaye Faye continue d’ailleurs d’utiliser son carnet d’adresses à l’international, alimenté par douze années passées à la tête de l’État.



« La diplomatie d’apparat n’est pas efficace » Ousmane Sonko prend, lui, un virage à 180 degrés. En juin, le Premier ministre a décidé d’annuler « purement et simplement » un voyage de l’équipe féminine de basket aux États-Unis, alors que certaines joueuses n’avaient pas obtenu de visa. Il a réaffirmé à cette occasion sa « nouvelle doctrine : une coopération libre, équilibrée, fondée sur le respect mutuel et le bénéfice partagé ». « Cette déclaration n’était pas nécessaire, observe un ancien haut responsable des Nations unies. Il n’a pas forcément tort sur le fond, mais ce genre de sortie ne produit rien. Il y a une façon plus élégante, moins spectaculaire, de faire de la diplomatie. »

« Notre ministre des Affaires étrangères désarçonne la diplomatie sénégalaise. Et avec ses déclarations à l’emporte-pièce, le Premier ministre fait du Sénégal la risée de tout le monde », tacle le député « apériste » Abdou Mbow. « Sonko attaque les États-Unis sur la question des visas pour les basketteuses. Tous les jours, il s’attaque à la France et aux institutions de Bretton Woods. Et par ailleurs, il s’acoquine avec les pays putschistes du Sahel, observe Modou Diagne Fada qui fustige sa « rhétorique populiste ». Face aux critiques, le parti au pouvoir assume sa ligne, et garde son cap.

« Ce qui fait notre renommée, c’est notre système démocratique. C’est pour cela qu’on est invité dans tous les grands événements du monde entier », insiste Aminata Touré. « La diplomatie d’apparat n’est pas efficace, ajoute le député Pastef Amadou Ba. Notre parti a toujours dit que cela ne servait qu’à flatter les ego sans conséquence positive. Le changement de paradigme, c’est de privilégier notre entourage immédiat pour des raisons aussi pratiques qu’idéologiques. Nos intérêts sont d’abord en Afrique. » La diplomatie de « rupture » défendue par les dirigeants, comme le reste de leur programme, ne sera pas mise en place sans soubresauts. Sauront-ils la défendre ? Contacté par Jeune Afrique, le ministère n’a pas répondu à nos sollicitations.