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Ces islams d'Afrique que l'Occident ne veut pas voir

INTERNATIONAL
Jeudi 15 Juin 2017

L'islam en Afrique ? L'Institut du monde arabe propose jusqu'au 30 juillet 2017 une exposition sur l'influence culturelle et sociale de cette religion au sud du Sahara : « Trésors de l'islam en Afrique. De Tombouctou à Zanzibar ». L'occasion de voir de très beaux manuscrits anciens, des objets de la vie quotidienne d'hier et d'aujourd'hui – et notamment des tissus imprimés et de superbes boubous anciens –, mais aussi de magnifiques photos et des œuvres d'art contemporaines. Bref, un islam à la fois d'hier et d'aujourd'hui, vivant et pluriel, puisque l'on se promène dans toute l'Afrique musulmane, du Sénégal  à Zanzibar en passant par le Mali, la Côte d'Ivoire, etc. Mais le croyant de Bamako est-il si différent de celui de Fez ou de Tripoli ? À quoi ressemble aujourd'hui l'islam en Afrique ? Sunnisme, wahhabisme, salafisme, soufisme... Longtemps, les Occidentaux ont jugé que l'islam des Africains était plus doux que celui pratiqué au Maghreb ou au Proche-Orient, du fait de l'influence du soufisme et des emprunts aux différents paganismes locaux. Une illusion qui a donné lieu à une instrumentalisation dont nous payons le prix aujourd'hui, à en croire l'anthropologue et ethnologue Jean-Loup Amselle*, auteur d'Islams africains : la préférence soufie (éditions du Bord de l'eau, 2017). Après les images, le débat. Entretien.

Le Point : Peut-on parler d'un islam africain ou, comme on l'a fait par le passé, d'un « islam noir » ?

Jean-Loup Amselle : Surtout pas. Et c'est justement l'idée même d'un islam qui serait spécifique à l'Afrique noire que je condamne dans mon livre Islams africains : la préférence soufie. L'islam est l'islam, où qu'il soit pratiqué. Simplement, du fait des coutumes locales, il peut présenter des variantes, mais ce n'est pas vrai seulement pour l'Afrique, c'est vrai pour tous les pays. Le Maroc  connaît ainsi un culte des saints. Et la manière de vivre et de pratiquer l'islam au Mali n'est pas la même qu'au Sénégal. Donc, non, il n'existe pas un « islam africain », et surtout pas un « islam noir ». C'est une création coloniale.

Pourtant, ce concept existe. En 1964, l'orientaliste Vincent Monteil a même publié un livre qui s'appelait L'Islam noir...

Justement pour le remettre en cause en insistant sur la similarité des islams au nord et au sud du Sahara. Ce concept a été « inventé » au XIXe siècle par une cohorte d'administrateurs coloniaux qui se voulaient ethnologues comme Faidherbe, Gallieni, Binger, Delafosse, Charles Monteil, le propre père de Vincent Monteil, etc.

Mais en quoi l'islam noir aurait-il été différent de l'islam traditionnel « arabe » ?

Pour les coloniaux, l'islam maghrébin était promu par les Arabes, leurs ennemis, puisqu'ils s'opposaient à la conquête : il était donc despotique et violent. Ils l'opposaient à celui des Berbères, qu'ils jugeaient – à tort – moins fondamentalistes dans leur pratique, et surtout beaucoup plus démocrates. Faidherbe, qui avait commencé sa carrière au sein des « Bureaux arabes » au Maghreb, a ensuite transposé au Sénégal les méthodes utilisées en Algérie  avec les Arabes et les Berbères : diviser pour mieux régner. Il opposait ainsi les Maures et les Peuls, races jugées violentes et despotiques, aux « bons Noirs », ceux qui n'étaient pas de bons musulmans, soit parce qu'ils étaient païens, soit parce qu'ils étaient porteurs d'un islam mêlé de paganisme, comme les Wolofs et les Sérères. L'islam noir est donc une pure construction des administrateurs coloniaux qui va ensuite être recyclée par les ethnologues.

Les chercheurs auraient-ils suivi les administrateurs ?

Le conditionnel est inutile : ils ont suivi. Prenez l'exemple de Marcel Griaule et de sa compagne Germaine Dieterlen. Ces chercheurs étaient pétris de culture antique. Ils se sont intéressés aux Dogons et aux Bambaras parce qu'ils pensaient trouver en eux une population « vierge », animiste, qui leur rappelait la Grèce archaïque, et laThéogonie d'Hésiode. Ils n'ont pas hésité à occulter la présence de l'islam dans les mythes dogons, alors qu'ils sont porteurs d'influences coraniques. Griaule lui-même a fait en sorte que tous les dignitaires du pays Dogon qui représentaient l'empire d'El Hadj Omar soient écartés au profit des chefs rituels, les fameux « Hogons ». Quand je suis arrivé pour la première fois en pays Dogon en 1967, Germaine Dieterlen était en train de préparer un documentaire avec Jean Rouch sur le « sigui », un rituel d'inversion des genres censé avoir lieu tous les 60 ans. Or le pays Dogon comptait de nombreuses mosquées : d'après ce que l'on m'a dit, c'est Germaine Dieterlen qui a demandé qu'elles n'apparaissent pas dans le film. Les ethnologues ont ainsi construit de toutes pièces une société dogon déislamisée, dépolitisée et déhistorisée. Et c'est l'image qui perdure aujourd'hui.


Estimez-vous que le soufisme tel qu'il est présenté en Occident est lui aussi une construction politique ?

Oui, et c'est ce que je démontre dans ce livre. Pour les Occidentaux, le soufisme, c'est l'islam mystique, doux, cool. Hier, les Français ont donc encouragé le développement des confréries, notamment celle des Mourides, pour gérer et encadrer les populations. Certaines ont certes résisté, comme au Mali le hammalisme, une dissidence de la grande confrérie tidjaniya. Mais l'écrivain Hampaté Ba était un hammaliste et il a pourtant collaboré avec les coloniaux contre les wahhabites... Aujourd'hui, on oppose le soufisme au wahhabisme, au salafisme et bien sûr au djihadisme. Ce serait même le remède contre le djihadisme. Au Maroc, Mohammed VI encourage ainsi les « moussem », les pèlerinages soufis, ainsi que de nombreuses manifestations culturelles comme les festivals des musiques sacrées de Fez ou celui des Gnaoua d'Essaouira, pour montrer que le véritable islam sur le continent africain, c'est le soufisme. Mais c'est une illusion, voire une falsification : le soufisme n'est pas le « véritable » islam en Afrique ; il n'est pas forcément pacifique et tolérant et peut très bien s'accompagner d'actions violentes. Au XIXe siècle, des djihads ont été menés en Afrique noire par des soufis. Et, inversement, tous les wahhabites et salafistes ne sont pas djihadistes : nombreux sont des quiétistes. Il faut donc se méfier des globalisations qui amènent à méconnaître la réalité du terrain.

Justement, vous interrogez longuement dans votre livre le leader religieux malien Mahmoud Dicko, qui est un wahhabite et qui, selon vous, ne suit pas à la ligne près les règles telles qu'elles sont pratiquées en Arabie saoudite. Dans son cas, peut-on parler d'un wahhabisme « malien » ?

C'est un wahhabisme qui a acquis des caractéristiques locales, mais c'est toujours du wahhabisme. Le wahhabisme au Mali n'est pas le même qu'en Côte d'Ivoire ou en Arabie saoudite. Mahmoud Dicko est un quiétiste qui refuse le djihad et l'application des règles les plus violentes de la charia, comme le fait de couper les mains des voleurs. Alors que les fondamentalistes wahhabites refusent tout ce qui s'est passé avant l'islam, lui affirme que ce qui fait tenir ensemble la société malienne, ce sont l'islam et les traditions pré-islamiques, d'où l'importance de s'appuyer sur ces traditions, garantes de l'ordre. Ainsi, il faut maintenir les parentés à plaisanterie.

C'est-à-dire ?

Ce sont des pactes entre familles. Par exemple, vous êtes un Coulibaly de 15 ans, je suis un vieux Diara de 70 ans. Si vous m'insultez, ce qui est très grave, vu notre différence d'âge, le sang ne coulera pas du fait du pacte.

Est-ce aussi au nom de l'ordre que l'islam au Mali s'accommode de l'excision ?

Le problème de l'excision est différent. C'est devenu un marqueur politique qui oppose la bourgeoisie laïque, féministe, pro-occidentale – et soit dit en passant, passablement opportuniste parce qu'elle veut récupérer l'argent que propose l'Occident pour lutter contre cette pratique – aux religieux nationalistes et anti-occidentaux. Ce qui explique que Mahmoud Dicko se soit opposé à la loi que le ministre de la Santé du Mali se faisait fort de faire voter avant la fin 2017 pour interdire l'excision. C'est la même chose pour le combat contre l'homosexualité. Fondamentalement, ceux qui veulent que les homosexuels soient criminalisés ne s'y intéressent que parce que c'est un moyen de s'opposer au libéralisme occidental en matière sexuelle. Mais, là encore, ce n'est pas seulement un phénomène africain. On le voit en Tunisie, les islamistes peuvent avoir des positions plus cool que les laïcs, notamment sur l'homosexualité. C'est donc moins un problème religieux que politique. Ce qui est important, cependant, c'est que la société malienne évolue. Un imam wahhabite m'a dit : « Mes premières filles ont été excisées et les autres, non. C'est une tradition dans l'islam, ce n'est pas une règle fondamentale de la religion. »

À vous croire, les Occidentaux sont en train de se tromper de combat en soutenant un islam plutôt qu'un autre ?

Oui, c'est contre-productif. La France comme les Occidentaux ne veulent pas parler avec quelqu'un comme Mahmoud Dicko et entendent ne discuter qu'avec les représentants des soufis. Cela n'a pas de sens : les uns et les autres ne sont pas très différents. En revanche, tous les leaders religieux interviennent aujourd'hui dans le domaine politique. Les associations musulmanes fonctionnent comme des partis politiques, leurs leaders sont consultés régulièrement et il est impossible de faire carrière politiquement sans leur appui. C'est cette réalité qu'il faut prendre en compte.

Vous avez travaillé sur l'ethnisation, le métissage et la pluralité culturelle, mais aussi critiqué la mode de l'ayahuasca (un breuvage hallucinogène originaire d'Amazonie, NDLR) et, aujourd'hui, vous vous intéressez au soufisme en Afrique.... Comment définissez-vous votre travail d'anthropologue ?

Mon ennemi, c'est le primitivisme. En ce sens, je suis un anthropologue marginal, car l'anthropologie vit du primitivisme et de l'idée que les sociétés exotiques sont radicalement différentes des nôtres. Or je pense que tous les habitants de notre planète, où qu'ils se trouvent, sont nos contemporains. Tous fabriquent jour après jour leur destin. D'où mon refus aussi de la victimisation. Prenez les Herreros de Namibie. C'est vrai, ils ont été exterminés. Les hommes, pas les femmes. Ceux qui ont survécu sont les enfants que ces femmes ont eus avec des soldats allemands. Avant le génocide, ce peuple n'existait pas. Comme les Tasmaniens, exterminés par les Britanniques : les survivants étaient des femmes, qui ont eu des enfants des forçats installés là, etc. Je ne veux pas dire qu'il n'y a pas eu de massacres, mais que la notion de tribu et de peuple est elle aussi une construction historique.

 

* Jean-Loup Amselle est directeur d'études à l'Ehess. Il est l'auteur, entre autres, deLogiques métisses (Payot, 2010) et Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures (Flammarion, 2015). 

LE POINT


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