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La chambre rouge de Wagner : quand les mercenaires russes exhibent leurs crimes sur Telegram

INTERNATIONAL
Mercredi 25 Juin 2025

Pendant plusieurs mois, Jeune Afrique a infiltré une chaîne Telegram privée du groupe Wagner. Il en ressort un quotidien de torture, d’exécutions et de profanations de cadavres, en particulier au Mali. Des crimes de guerre racistes, documentés par leurs propres auteurs pour un public à tendance néonazie.

Le jeune homme est allongé, nu, sur le sable, en plein désert. Du scotch serré autour du cou. Il bouge à peine, mains ligotées dans le dos. Certains de ses doigts ont été sectionnés. Son oreille gauche, elle aussi tranchée, git à côté de sa tête, dont l’œil gauche est crevé. Sous ses jambes, une flaque de sang noircit le sol.
Le soldat qui filme sa victime lui flanque un coup de pied, puis l’agonit d’injures. « Regardez-moi ce pédé ! » lance-t-il à un auditoire invisible. Il zoome sur les fesses du jeune Malien, entre lesquelles a été planté un drapeau russe. « Alors, comme ça, tu t’es enfoncé l’étendard de la mère patrie dans le cul ? » raille le mercenaire de Wagner. La fin de cette vidéo insoutenable montre le prisonnier décapité. Son corps est jeté dans une fosse.

Objectif de la chaîne : diffuser à une poignée de fanatiques des contenus interdits

Sous les images, des émojis de cœurs, de pouces en l’air et de bouteilles de champagne s’amoncèlent, suivis de commentaires enjoués. Un internaute félicite le milicien russe pour son patriotisme ; un autre s’enquiert auprès du tortionnaire du modèle de couteau qu’il a utilisé ; un troisième commente cette mise à mort d’un : « Magnifique ! »
Publiée le 18 avril, et vue plus de cinq cents fois enl’espace de deux mois, cette séquence n’est ni un acte isolé ni une pièce unique. À l’heure où nous écrivions ces lignes, elle faisait partie d’une série de 322 vidéos et de 647 photographies comportant des scènes de mutilation, de torture, d’exécutions et de profanation de cadavres, partagées sur un canal de discussion secret affilié aux mercenaires du groupe russe Wagner déployés en Afrique.
Cette chaîne Telegram n’est pas référencée. Elle n’est accessible que par un lien transmis aux abonnés d’un autre canal proche de Wagner. Son nom : les « Oncles blancs en Afrique 18+ ». Son objectif : diffuser à une poignée de fanatiques des contenus interdits sur les chaînes publiques.
Ces contenus sont, dans leur majorité, mis en scène par les auteurs mêmes des violences : « les Oncles blancs » – un surnom donné à un groupe d’hommes de Wagner qui sévissent sur le territoire malien. « Oncles blancs en Afrique 18+ » est ce que l’on appelle parfois une « chambre rouge », un espace numérique clandestin dans lequel sont diffusées, en direct ou en différé, des scènes de crimes violents.

« Peuls puants »

Actes de torture, meurtre, cannibalisme… Tout est bon pour satisfaire les pulsions morbides et hybristophiles. Mais la chambre rouge de Wagner sert avant tout de galerie d’exposition. Fiers de leurs prouesses militaires, les mercenaires y exhibent les exécutions extrajudiciaires auxquelles ils se livrent, tel des trophées amassés sur un théâtre d’opération.
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Si les exactions de Wagner en Afrique sont régulièrement dénoncées, c’est en revanche la première fois que ces crimes de guerre sont divulgués par des vétérans dugroupe, voire par des mercenaires en activité, qui se croient entourés d’une audience de confiance.
Jeune Afrique a infiltré cette chambre rouge. À l’intérieur, impossible de copier des messages ou de saisir une capture d’écran. Toute tentative se solde par l’apparition d’une page blanche. Tout doit rester confidentiel. La plupart des membres du groupe masquent leur véritable identité. Il s’agit principalement de mercenaires actifs, de vétérans de l’organisation, et, surtout, d’adorateurs de Wagner.
Malgré sa baisse de popularité consécutive à la tentative de marche sur Moscou de ses troupes, en juin 2023, et à la mort, deux mois plus tard, de son fondateur, Evgueni Prigojine, le groupe jouit encore d’une solide réputation dans la communauté paramilitaire russe. À sa création, le 27 août 2024, la chaîne ne comptait que quelques dizaines d’abonnés. Elle en a aujourd’hui 363.
La confidentialité qui leur est assurée pousse les mercenaires et leurs soutiens à s’exprimer sans contrainte hiérarchique ni censure. S’ils font profil bas en public, notamment parce que les autorités maliennes nient avoir recours à eux et se bornent à les qualifier d’instructeurs, leur chambre rouge est un espace de liberté. Un défouloir d’injures racistes, d’appels au meurtre et de célébrations d’une violence désinhibée contre les ennemis de Wagner au Mali, à savoir les jihadistes et les rebelles.
Sur les légendes des photos, les premiers sont toujours assimilés aux Peuls, qualifiés de « puants » ; les seconds sont des Touaregs, des « bergers ». La vision ethniciste et raciste est évidente. Les alliés noirs de Wagner ne sont d’ailleurs pas épargnés : en russe, ils sont qualifiés de « charbon », ou simplement de « nègres ».

« Comment découper un jihadiste »

Pénétrer dans la chambre rouge de Wagner, c’est entrer dans un musée des horreurs. On y voit la tête d’un chauffeur de camion, fendue par une balle de 12,7 mm tirée d’une mitrailleuse DshK. La publication est suivie, le 27 août 2024, d’une autre photo, montrant deux têtes plantées sur des piques à l’entrée d’un pont, au Mali. La légende précise : « Les Oncles blancs ont laissé un message aux jihadistes. »
Le jour suivant est diffusée la vidéo d’un soldat des Forces armées maliennes (FAMa), agenouillé devant un cadavre. Il lui ouvre méthodiquement le ventre à la machette et en sort les organes. Cette fois, le texte qui l’accompagne décrit : « Un chef FAMa montre comment découper correctement la carcasse d’un jihadiste pour la faire frire. »
Cette vidéo, diffusée plus largement sur des boucles WhatsApp au Mali, avait conduit l’état-major malien à publier un communiqué officiel : « Ces pratiques sont contraires à l’éthique, aux valeurs, us et coutumes de notre armée », était-il écrit. « Une identification de l’individu » mis en cause était promise. À notre connaissance, aucune enquête publique n’a cependant été ouverte.
Quelques jours plus tard, une autre séquence présentant des actes similaires, perpétrés cette fois par des soldats burkinabè, faisait surface dans la chambre rouge des « Oncles blancs ».
Nous en avons recensé au moins quatre autres, où sont montrés des actes assimilables à du cannibalisme. La profanation de corps est d’ailleurs une récurrence sur la chaîne. Dans une vidéo diffusée le 20 septembre 2024, des mercenaires accrochent des explosifs autour du cou d’un combattant décédé. Ils lui font exploser la tête tel un bouchon, avant de traîner son cadavre, une corde aux pieds.
Les décapitations, régulièrement dénoncées par des organisations de défense des droits de l’homme au Mali, sont monnaie courante. Nous en avons relevé au moins 25 occurrences. Ainsi, le 13 octobre 2024, cinq têtes sont exposées par un Blanc portant des gants tactiques de combat. L’une d’elle est plantée sur une pique, et l’on aperçoit dans la bouche du cadavre un pénis découpé. « Encore le travail de l’Oncle », se félicite la légende, où a cette fois été ajouté un émoji de singe.
Quelques jours plus tôt, le 24 septembre, une oreille coupée avait été exposée devant un drapeau de Wagner. « Salutations d’Afrique. Les meilleurs d’entre nous vous attendront en enfer », nargue la description, précisant qu’il s’agit de la « photo d’un abonné ».

Les « Oncles blancs », ces néonazis

L’accès à la chaîne est payant, sauf pour les mercenaires qui partagent leurs vidéos avec l’administrateur. Il se règle par la devise ayant cours dans l’application Telegram : les étoiles. Il faut en débourser 500 par mois (environ 9 euros) pour accéder à la chambre rouge. Certains contenus nécessitent toutefois un supplément, entre 10 et 200 étoiles. Plus l’image est violente, ou « rare », plus elle coûte cher.
Ainsi, un cliché qui montre, à l’entrée d’un village, deux têtes plantées sur des piques — auxquelles les mercenaires ont ajouté des cigarettes dans la bouche en indiquant que « Fumer est nocif pour la santé » — « vaut » 200 étoiles de plus.
L’administrateur ne s’en cache pas, cette chaîne doit lui rapporter de l’argent. « J’accorde de la valeur à mon temps », soutient-il dans un descriptif sur Telegram. Sur une autre boucle de la messagerie, publique, qu’il administre — et elle aussi nommée « Oncles blancs en Afrique », suivie par 92 488 personnes —, il propose divers produits dérivés de Wagner : casquettes, mugs ou encore sweatshirts arborant le logo du groupe.
Logos des deux chaînes Telegram « Oncles blancs » de Wagner. * © Jeune Afrique
Ces produits sont commercialisés sur la plateforme d’e-commerce russe Wildberries, via la marque H8 Core — une référence au « Heil Hitler » des Nazis. Elle propose des t-shirts « White and Proud », ainsi que des écussons des Forces armées maliennes ou de leurs homologues de Centrafrique.
Le propriétaire de cette marque et l’administrateur des deux chaînes « Oncles blancs en Afrique » sont une seule et même personne, dissimulée derrière le pseudonyme « Maskov ». Une récente investigation du collectif Bellingcat a révélé sa véritable identité : il s’agit de Roman Vassilievitch Morin, 38 ans, vétéran des Troupes aéroportées de la Fédération de Russie et ex-mercenaire du groupe Wagner. Morin est aussi un proche d’Alexeï Miltchakov, le commandant du groupe paramilitaire néonazi Rusich (ou Roussitch) — placé sous sanctions internationales et qui passe pour un vivier de recrutement pour Wagner.
De son propre aveu, c’est après avoir regardé une célèbre vidéo dans laquelle des mercenaires de Wagner torturaient et tuaient un déserteur syrien en 2017 que Roman Morin a décidé de rejoindre le groupe. Il est engagé en 2020 et transféré en Libye, où il noue des liens avec de nombreux combattants qui seront envoyés au Mali à la fin de 2021. La chaîne « Oncles blancs en Afrique 18+ » peut donc être assimilée à un outil de recrutement indirect de Wagner : elle attire des jeunes gens fascinés par l’ultraviolence et à l’idée de tuer des Africains en toute impunité.
Le 1er décembre 2024, une photo montre sept têtes alignées sur le sable, accompagnées du logo de Rusich et de la légende suivante : « Quand le White Power, le KKK (Ku Klux Klan) et la RaHoWa (Racial Holy War) se retrouvent. Photo inspirée du livre Les 10 petits nègres(mais on en a trouvé que 7). »

Le 17 janvier, un mercenaire filme une jeune femme polyhandicapée, qui peine à se vêtir. « Fille de la tribu peule. Ce sont les représentants de cette tribu puante qui constituent la majorité des groupes jihadistes. » Le 19 février, nouvelle image insoutenable. Celle d’une Malienne et de ses deux enfants, pendus à une branche, l’un encore emmailloté contre elle. « Une famille de jihadistes peuls se repose dans un arbre quelque part au Mali. » Seize likes.

Le « nègre » et le Barmaleï

Dans la chambre rouge, les publications montrent régulièrement des exécutions extrajudiciaires. Comme celle de ce suspect menotté, la tête entourée de scotch et embarqué dans un véhicule de Wagner. L’image suivante le montre mort, au bord de la route. La légende explique : « Nos gars ne pouvaient pas attendre d’arriver à la base, ils l’ont réinitialisé en chemin ». L’occasion pour l’administrateur d’accompagner le post d’une chanson d’un rocker de l’époque soviétique, Konstantin Stoupin. Un couplet indique : « Un bon nègre est un nègre mort. » Et le refrain répète à seize reprises : « C’était le dernier nègre du monde. L’Afrique est vide. »
Outre les emblèmes à tête de mort, les runes nordiques et la masse utilisée par les mercenaires pour achever leurs victimes, une figure du folklore russe revient aussi régulièrement, celle de Barmaleï. Un pirate cannibale, croquemitaine d’un conte que tous les Russes connaissent. Il raconte l’histoire d’enfants qui fuguent pour se réfugier en Afrique, où ils sont poursuivis par le Barmaleï, qui veut les dévorer. « Petits enfants ! Pour rien au monde, n’allez en Afrique. L’Afrique est terrible. L’Afrique est dangereuse / Je suis assoiffé de sang. Je suis impitoyable. Je suis le méchant brigand Barmaleï ! » narre le conte, repris en version rock par les mercenaires.
Une allégorie dont la chaîne se sert allègrement, comme sous cette photo d’un homme décapité et pendu par les pieds à un arbre. « Mieux vaut que les Barmaleï ne rencontrent pas leurs oncles, le résultat sera toujours sévère », décrit la légende.

Dans leur délire de chasse au Barmaleï, les « Oncles blancs » peuvent tuer sans discernement. Ainsi, le 17 février à l’aube, deux pick-up partis de Gao roulent en direction de l’Algérie. À leur bord, des candidats à l’immigration et les invités d’un mariage organisé de l’autre côté de la frontière. Le convoi est mitraillé par une patrouille de soldats maliens et de mercenaires russes, qui ont pris ces civils pour des jihadistes.
Les photos montrent une vingtaine de victimes, dont des enfants, étendues autour des véhicules. Le communiqué de l’armée malienne exclut toute bavure et les qualifie de « terroristes ». Mais, dans la chambre rouge de Wagner, les mercenaires ne s’embarrassent pas de ce type de précautions et assument la paternité du carnage. Peut-être imaginent-ils là aussi avoir tué des complices du Barmaleï. Sur les images partagées, les fanions prévus pour la célébration du mariage ont été plantés dans certains corps des invités tués. « Hier, les Oncles ont fait du bon travail », dit la légende. Tout simplement.

L’effroyable « arbre du Nouvel an »

L’un des clichés les plus atroces partagé dans la chambre rouge est apparu en 2024, lors des fêtes de fin d’année. À plusieurs reprises, aux alentours de Noël, l’administrateur Roman Morin a fait monter le suspense et annoncé un « cadeau » à ses abonnés. Le 30 décembre, l’ancien parachutiste dévoile ce qu’il appelle « mon arbre de Nouvel An ». Un acacia épineux, « préparé » par ses collègues de Wagner déployés au Mali : six têtes coupées sont accrochées aux branches.
Après trois ans et demi d’opérations au Mali, le groupe Wagner a annoncé, le 6 juin dernier, qu’il quittait le pays, après y avoir « accompli » sa mission. Pourtant, sur le terrain, tous les voyants sécuritaires sont au rouge. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim), affilié à Al-Qaïda, plus fort que jamais, multiplie les attaques dans une stratégie d’encerclement de la capitale, Bamako. Il progresse vers le sud et l’ouest du pays, et déborde désormais sur les pays côtiers, Bénin et Togo en tête.
"L'arbre du Nouvel an" de Wagner. © Capture d’écran Telegram
Quant aux rebelles, s’ils ont perdu leur fief de Kidal, ils ont infligé à Wagner sa pire défaite militaire sur le continent africain depuis près de dix ans, lors de la bataille de Tinzawaten, en juillet 2024. Plus de 80 mercenaires russes ont été tués. Un événement commémoré sur la chaîne des « Oncles blancs » par la diffusion d’une vidéo exclusive, montrant les photos-souvenirs des mercenaires de l’unité 13 SHO victimes de cette embuscade.
Au Mali, la présence de ces combattants russes s’est traduite par une recrudescence des violences. Le nombre de morts liées au conflit a plus que doublé, passant de 864 à 1 974 décès entre 2020 et 2024, selon l’organisation Acled, spécialisée dans la collecte et l’analyse de données sur les conflits armés. Wagner serait directement impliqué dans la mort d’au moins 2 898 civils. La stratégie de la terre brûlée et de l’ultraviolence n’aura pas changé le cours de la guerre, et, alors qu’Africa Corps, le nouveau bras armé du Kremlin sur le continent, reprend en main les opérations russes au Mali, les mercenaires de Wagner plient bagage.
Sur la chaîne secrète des « Oncles blancs », un départ semble inconcevable, en tout cas sans trophée. « Mon souvenir d’Afrique ! » s’enthousiasme ainsi l’auteur d’une photo, qui s’apprête à quitter le pays. Il exhibe, au fond d’un sac en plastique noir, deux formes visiblement séchées. Des oreilles humaines.

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